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Brève 64 : Kheira ne mémorise pas les structures du langage. Que tenter ? Une piste possible.

Kheira, 6 ans, d’origine algérienne née en France, est suivie au CMP. Elle est sujette à des terreurs nocturnes, ne veut pas sortir dehors et est instable. Elle présente aussi un retard de langage important en français. Des mots anodins ne sont pas sus et beaucoup d’agrammatismes sont présents dans ses phrases. Elle dit par exemple :

« Il a mis sa main dans l’aiguille » pour il s’est piqué avec une aiguille.

« Il pompe sa chambre à air » pour il gonfle son pneu.

« Elle repasse sur la serviette » pour elle repasse la serviette.

En séance, face à son instabilité je suis obligée de la cadrer. Mais, malgré une récompense, par une gommette, malgré la valorisation de s’enregistrer, la mémorisation ne se fait pas dans la tête de Kheira. La séance suivante elle refait exactement les mêmes erreurs de langage ou me dit d’une voix très triste, avec une intonation monocorde : « sais plus ».

Je suis lassée, en échec. Je m’interroge alors sur la façon dont parle sa maman dont je sais que le français est assez «  approximatif » et propose de faire une séance à domicile. La maman accepte.

La séance se fait autour de la table de la salle à manger en la présence de Kheira, de la maman, du bébé et de moi-même. J’apporte les images travaillées et le magnétophone.

D’emblée, Kheira est très contente de montrer le travail à sa maman. Au début, face à ses hésitations, sa maman lui dit tout bas « allez , allez ».  A un autre moment quand Kheira s’excite, elle élève la voix en lui disant « ne fais pas la folle. »

Pour le premier exemple de phrases, Kheira dit d’emblée quelque chose de plus élaborée :

  1. « L’abeille a piqué la main du garçon ». J’accepte cette verbalisation.
  2. Kheira dit ensuite, « il pompe sa chambre à air ». Je demande à la maman : « Est-ce qu’on dit : il pompe sa chambre à air ? » La maman répond : « Non, on dit : il pompe son vélo… ». Je m’adresse à la maman en disant « Vous vous dîtes il pompe, mais pour nous la pompe c’est… ». Je lui dessine une pompe de vélo et ajoute « on dit : il gonfle le vélo ». Aussitôt Kheira répète : «  il gonfle le vélo ».
  3. Arrive alors une erreur dont Kheira ne se défait pas : rajouter la préposition sur dans la phrase « elle repasse la serviette » Kheira dit : « Elle repasse sur la serviette » Je demande à la maman « Comment vous dîtes ? » Sa maman dit : « Elle repasse la serviette. » Kheira répète aussitôt : « elle repasse le serviette »

La semaine suivante, la maman a dû partir d’urgence en Algérie. Nous sommes donc Kheira et moi dans le bureau d’orthophonie. Kheira est beaucoup plus concentrée. D’entrée de jeu, elle dira les phrases suivantes :

  1. « Il s’est fait piquer par une abeille »
  2. « Il gonfle son vélo »
  3. « Elle repasse » Elle marque un temps de silence) « la serviette. »

Que s’est-il passé ?

Dès le début de la séance précédente, la maman a encouragé sa fille à parler le français ; Par ses « allez allez, » elle lui a donné une autorisation symbolique de parler un français correct. Ainsi des phrases pronominales complètement absentes sont apparues comme par « magie ». D’autre part, pour chaque phrase, j’ai remis la maman en situation d’être celle qui symboliquement apprenait à son enfant. Je n’étais là que comme une technicienne qui vérifiait le langage de la maman. Deux situations se sont présentées.

Soit la maman à qui je m’adressais disait une phrase correcte et Kheira alors s’empressait de la répéter spontanément.

Soit la maman à qui je m’adressais donnait une formule incorrecte, je donnais alors la réponse techniquement bonne à la maman. Et aussitôt Kheira répétait la bonne phrase…

 En cas d’impasse dans la rééducation, la piste de repasser par le lien « symbolique » de la mère peut apporter chez l’enfant une évolution de langage insoupçonnée.

4 commentaires sur “Brève 64 : Kheira ne mémorise pas les structures du langage. Que tenter ? Une piste possible.”

  1. Bonjour, l’enfant présentait un retard de langage uniquement en langue française? Cela relève-t’il vraiment d’une rééducation orthophonique ? Ne faut-il pas plutôt des cours de français ? Je me pose justement cette question car je viens moi-même de bilanter une enfant bosniaque qui a un bon niveau de langage dans sa langue maternelle mais qui ne décolle pas en français. Pour moi, ça ne relève pas de l’orthophonie. Ai-je tort?

    1. L’enfant K. ne maitrisait pas du tout l’arabe . sauf un ou deux mots du quotidien. il s’agissait bien d’un retard de langage et non d’un retard de langue.. Pour plus de précisions voir la brève 59 qui précise bien la différence entre retard de langage et retard de langue.
      Pour votre enfant bosniaque, effectivement il s’agit bien d’un retard de langue. La question est de savoir pourquoi il ne « décolle » pas dans l’apprentissage de cette langue étrangère qu’est le français. Un bilan psychologique? bilan en CMPP? Les cours de français en tant que tel ne débloqueront peut être pas pas la situation…

  2. Bonjour, je suis tout à fait d’accord avec votre lecture de cette vignette clinique. La situation de bilinguisme est complexe et ne relève pas seulement d’un apprentissage: bien souvent, en effet, de même que l’appropriation de la langue maternelle passe par l’autre maternel, l’acquisition d’une autre langue nécessite de s’y autoriser car cette langue peut-être perçue par l’enfant comme venant « concurrencer » celle de la mère, ou représenter un risque de perte symbolique. Et cela relève tout à fait, selon moi, de la pratique orthophonique à condition de situer celle-ci dans le champ de l’investissement psychique de la langue avant même de viser une « normalisation »(qui dépend en grande partie de cet investissement).
    Par contre, est-ce que le même travail n’aurait pas pu se faire, avec la maman et l’enfant, dans le cabinet de l’orthophoniste?
    Cordialement

    1. Le lieu de la rencontre pose en effet question. il a été mûrement réfléchi mais est discutable .
      Dans les années 1990, Nous travaillions en tant que CMP dans une petite cité de 300 logements avec des familles aux revenus très faibles. Madame K. venait parfois au CMP, qui était un appartement mais elle avait en charge 7 enfants / 4 d’un premier mariage de son mari puis trois d’elle. Kheira était la première enfant de la deuxième fratrie . La première épouse était décédée. Mon hypothèse du choix du lieu, vient d’une autre expérience. Orthophoniqte-formatrice de français, j’ai travaillé quelques années auparavant, pour des cours de français sur le temps de travail auprès de travailleurs marocains. Après un cycle passé dans la » belle » salle du comité d’entreprise et de la direction. Le syndicat a demandé que l’on travaille pour le prochain cycle dans une petite salle, étriquée, bruyante, mais à côté des vestiaires des ouvriers, et donc dans leur lieu de vie.
      C’est avec cette expérience que j’ai pensé que madame X serait plus à l’aise sur son territoire à elle, c’est à dire sa salle à manger, avec le bébé au sein, la petite sœur de K. âgée de 3 ans que dans mon bureau d’orthophoniste de CMP. Cette femme était effectivement plus à l’aise et parlait plus chez elle que dans le CMP. Voici les motifs qui ont motivé le choix du lieu de la rencontre

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