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Brève 60 : Mohammed présente-t-il un problème de bilinguisme ?

Mohammed est un enfant algérien de quatre ans et demi, envoyé par la maîtresse, car il parle mal. Quand je lui demande avec qui il parle telle ou telle langue, il n’est pas repéré.

Il joue avec des voitures et voilà un extrait de son langage spontané : « une voiture blanc, un camion rouge et blanc, ils sont travaillés, ils sont ramassés des travaux ».

 Entretien avec la maman : c’est une jeune femme algérienne qui n’est en France que depuis 5 ans. Quand elle est arrivée, elle ne parlait pas français. Avec Mohammed elle parle arabe et il lui répond arabe ou français. Son mari est plus âgé. Il est en France depuis plus longtemps. Il parle bien français, dit-elle.

Anamnèse de l’enfant

La naissance n’a pas posé problème. La maman a nourri l’enfant au sein puis lui a donné « des boîtes ». A deux ans, il ne parlait pas : « papa, maman c’est tout ». Il dit « la phrase coupée ». ll n’a jamais été hospitalisé, il dort bien, mange bien, il n’a pas de terrain ORL. ll a été gardé par sa maman qui lui parlait arabe. Il a été à l’école à 2 ans et demi. Il ne parlait pas, il restait dans son coin. Les deux premières années de maternelle se sont mal passées. Cela ne fait que cette année (moyenne section) qu’il commence à parler, à travailler. Il ne comprend pas les dessins animés à la télévision. Il comprend tout en arabe, il a parlé arabe cet été pour la première fois.

Le bilan orthophonique fait apparaître une absence de trouble articulatoire, un retard de parole et un retard sévère de langage. « une fille et un garçon et la voiture là, la fille et le garçons ils sont montés dans les labes (arbres). Un garçon, un gâteau comme moi, un gâteau c’est l’anniversaire, un gâteau et mon papa il va acheter une couronne pour moi, ils sont rentrés dans la maison, ils s’endormis »

La passation d’un test de compétences met en évidence des confusions sur « montrer des parties du corps sur soi, sur autrui ». La notion de haut, bas, milieu n’est pas acquise. La notion de pareil/ pas pareil est acquise, la notion de manque n’est pas acquise.

41 séances seront réalisées sur une année, de janvier à janvier.

Avec un jeu en bois de reconstitution d’animaux (tête/ventre/pattes), je remarque que Mohammed a du mal à trouver la pièce qui manque, que ses yeux se mobilisent peu. il ne connaît pas non plus la règle du tour de rôle. Je dois lui imposer cette règle ; il a besoin d’être cadré pour rester dans l’exercice. Son « je » en langage oral est déformé sans être vraiment un « ze ».

En lui faisant passer un autre test, je remarque qu’il a un niveau de 3 ans en graphisme, et de 3 ans pour la reconstitution d’un petit train en jetons.

Le père – que je demande à voir- dira de son fils : « Il est né ici, il n’associe pas les mots, en arabe aussi Mohammed n’associe pas les mots, il est timide, gêné, renfermé, cela a du mal à rentrer, il ne se concentre pas, sa petite sœur est plus concentrée que lui ». Il me signale aussi un évènement. En l’absence de l’autorisation paternelle de retour, madame x et les enfants sont restés bloqués en Algérie jusqu’au 26 septembre. L’année scolaire avait commencé en France.  « Le dialecte algérien avait pris le pas sur le français », me précise le père.

Les troubles du langage oral de Mohammed, viennent-ils d’un problème de bilinguisme ?

La venue du père a dynamisé Mohammed, mais pas pour longtemps. Quelques séances plus tard, il exprime un refus latent d’apprendre, il ferme ses yeux, et répond inlassablement « je sais pas ».

Mais je remarque que si le fait de cacher un objet sous une voiture ne l’intéresse pas pour apprendre les prépositions « sur » et « sous », un objet dans mon bureau commence à l’intéresser, c’est la tapis imitation arabe qui est sous ma chaise. Je comprends alors qu’il veut jouer au jeu de cache-cache avec son corps. Je le suis dans ce jeu et il se cache sous le tapis style orient. Il a alors des éclats de rire que je ne lui ai jamais entendus. Je comprends que contrairement à tout ce que je lui ai proposé jusqu‘alors, ce jeu de cache-cache « résonne » en lui, qu’il est le premier jeu qu’il investit. Il demande à l’infini de rejouer à ce jeu de coucou-caché comme un tout petit de 18 mois[1]. J’en comprends aussitôt   l’importance, je le « suis » dans ce jeu en étant inlassablement à sa disposition. Si quelques séances plus tard je veux reprendre les voitures, pour cacher quelque chose dessous, il se désintéresse aussitôt et confond toujours le sur et le sous, en disant le mot « sour ».

Une nouvelle séance avec le père nous apporte des informations. Le père est sourd effectivement mais il prononce correctement sur et sous. Le père lui dit : « affirme toi, parle plus fort, on ne comprend rien, ose le dire, si c’est faux ce n’est pas grave, on ne te grondera pas ». Il ajoute en me regardant :« Il reste bébé ».La présence du père le stimule mais Mohammed est encore englué dans une position de « bébé ».

J’ai alors l’idée de faire jouer le père symboliquement avec nous au jeu de prépoloto. Il n’y a plus momentanément de confusions entre sur/sous, mais le passage à un jeu avec des animaux à mettre sur sous, n’est pas toujours réussi. Je veux aller trop vite …

Le 5 mai, Mohammed arrive en disant : « on joue à cache-cache ? », puis ajoute en souriant : « l’orthophoniste, j’ai deux ans et quatre ans, je vais grandir ». Dans ces parties de jeu de cache-cache j’observe que Mohammed reste bien caché, jusqu’à ce que je le trouve. Il rigole alors d’un rire sain.  Il propose ensuite de cacher un crocodile dans la pièce. Le jeu se déroule bien. Puis il prend une voiture à cacher. Je remarque qu’il observe mieux avec ses yeux. il me demande d’ailleurs s’il fait mieux ; il prend des initiatives comme monter sur une chaise pour cacher la voiture tout en haut d’une étagère.

A un moment il me demande : « Je parle français ou je parle arabe ? ». Je lui réponds qu’à l’école il parle français mais à la maison arabe.

Il me parle alors de dessins animés, de Johnny Stark qui a volé, il évoque aussi son père à qui il fera un dessin la prochaine fois. 

A la sortie de cette séance, la maman dit qu’à la maison cela commence à aller mieux, il parle et comprend les dessins animés.

La rééducation se poursuivra …avec une bonne évolution permettant la mise en place d’un jeu qui permet l’acquisition de phrases telles que : « qui est sous le pot vert ?».

En septembre le jeu de cache-cache a dû être repris face à une nouvelle situation, la naissance de deux petits frères jumeaux. Mohamed ne veut plus quitter sa maman et pleure. Le jeu de cache-cache sera la seule façon pour qu’il vienne seul en séance, il dessinera un bonhomme dont le nom sera « y a plus de place ».

La rééducation sera reprise chez une collègue suite au déménagement des parents dans un logement plus adapté à leur grande famille. La passation de la NEEL laisse apparaître une faiblesse en phonologie, pour les 3 /4/5 syllabes, la topologie complexe et la répétition de phrases n’est pas encore acquise, le vocabulaire reste faible mais les autres épreuves sont d’un niveau de 5 ans.

S’il y a bien deux langues dans la vie de Mohammed, ni le retour tardif d’Algérie, ni la mauvaise maîtrise du français par la maman, ne sont à l’origine des difficultés de compréhension (les dessins animés) et d’expression en français de Mohammed

On dira plutôt qu’il y avait une immaturité importante qui se manifestait  dans un retard d’acquisitions cognitives tout comme un retard dans les deux langues . Si la venue du père dynamisait l’enfant momentanément, c’est fondamentalement le jeu de « coucou caché », effectué pendant le nombre de séances qui a été nécessaire pour Mohammed, qui lui a permis d’évoluer et de « grandir ». Mon projet de faire apprendre les prépositions était caduque et Mohammed m’a montré le chemin qui lui était nécessaire, chemin que j’ai suivi. C’est en « redescendant » au « coucou caché » que Mohammed a pu ensuite à son rythme, faire des acquisitions de langage comme « qui est sous la boite rouge ? » .

Arriver à écouter ce que l’enfant a à nous dire, savoir quitter le terrain « classique » pour suivre l’enfant qui nous montre où il prend plaisir dans les acquisitions (dans le cas précis : le jeu de cache-cache) y rester le temps qui sera nécessaire pour revenir ensuite, quand l’enfant aura fait siennes ses étapes, aux apprentissages linguistiques.


[1] Le jeu du coucou-caché stimule le fait d’être en relation avec l’autre. Pour Piaget, il permet d’expérimenter la permanence de l’objet, l’objet étant tout ce qui est autre que soi-même. Le coucou-caché renvoie aussi au « For Da de Freud, où son petit fils âgé de 18 mois, jouant avec un yoyo, qu’il fait disparaître et réapparaître, joue symboliquement  la séparation et les retrouvailles avec sa mère

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